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Qu’entendons-nous derrière le terme « patrimoine » ? En donner une définition se révèle complexe tant son périmètre comme sa nature ont évolué au fil du temps. Cet article est tiré de la troisième édition des Cahiers de la Banque de Luxembourg, consacrée aux multiples dimensions du patrimoine. Par Valérie Desprets.

Le patrimoine ne désigne-t-il pas, aujourd’hui, tout à la fois un ensemble de biens privés dont on hérite mais aussi des biens communs dont une même communauté serait dépositaire ? Des biens matériels personnellement transmis tout autant que des œuvres, des monuments, des sites, voire des coutumes ou des savoirs témoins de l’histoire d’un groupe, d’une nation, de l’humanité ? Requalifié par divers adjectifs (historique, génétique, naturel, culturel et même universel), le terme désigne « un concept nomade », selon les mots de l’historien Jean-Yves Andrieux (1), qu’il convient mieux d’évoquer au pluriel.

La notion de patrimoine renvoie immanquablement à celle d’héritage. À l’idée de quelque chose qui nous a été transmis par ceux qui nous ont précédés. Un « quelque chose » dont le périmètre, la nature et par conséquent la fonction, ont, pourtant, considérablement évolué dans le temps. Du latin « patrimonium », qui signifie littéralement « ce qui vient du père », le sens premier du terme « patrimoine », qui apparaît au XIIe siècle, désigne des « biens de famille ». Un ensemble de biens privés appartenant au pater familias, dont il peut faire valoir un droit ou un titre de propriété et qui peut être vendu. La valeur marchande de ces biens définit alors la valeur de « l’héritage », transmis de génération en génération. Une vision strictement économique qui explique que, de l’Antiquité aux années 50, la transmission du patrimoine familial ait souvent fait l’objet d’alliances d’intérêts.

Le mariage des enfants mettant en jeu des intérêts économiques majeurs, le chef de famille se devait d’en assurer la responsabilité. Les ententes matrimoniales, première étape du règlement des successions, constituaient alors la clé de voûte du système de reproduction sociale. La conservation des biens du lignage assurait ainsi la stabilité, et par conséquent la survie, de la société. Cette définition classique, profondément ancrée dans la sphère privée, est toujours d’actualité, même si la notion de patrimoine s’est, au fil du temps, étendue aussi à plusieurs formes de biens publics ou de biens partagés par une large communauté d’individus.



Article paru dans le Cahier thématique Patrimoine(s)
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De la sphère privée à la sphère publique 

Le premier « relevé des monuments historiques », réalisé en 29 av. J.-C. par Philon de Byzance qui inventorie les sept merveilles du monde antique, témoigne déjà de l’idée d’un patrimoine incessible et communautaire. Le statut public ou collectif de certains biens émerge véritablement au Moyen Âge. L’Église développe alors les premières réflexions autour de la sauvegarde et la préservation
d’objets investis de valeur, hors du champ familial. Ces premiers objets sont les reliques des saints, les regalia, les collections des bibliothèques royales et princières, les archives d’institutions royales et religieuses (abbayes) et les édifices anciens.

Plus tard, la pensée humaniste de la Renaissance, puis des Lumières, inspire de nombreux érudits et collectionneurs dans toute l’Europe, attirés par les traces du passé puis par les cultures extra occidentales. Les cabinets de curiosités se multiplient avant de devenir des musées spécialisés. De nombreuses collections artistiques princières se constituent, en France et en Italie, notamment, prémices d’un patrimoine culturel européen. Des démarches qui relèvent néanmoins encore d’une logique privée, réservées à quelques privilégiés. La conscience patrimoniale est pourtant déjà en germe au cours du XVIIIe siècle. 

Certains souverains, éclairés et convaincus que le partage de la connaissance est la condition du progrès, décident d’ouvrir les collections princières au public et constituent les premiers musées comme le British Museum, un « dépôt général » pour l’usage public. D’autres suivront, le Musée de Vienne en 1783, le Prado en 1785, la galerie des Offices de Florence en 1796… Les premiers musées nationaux verront le jour au XIXe siècle et le mouvement de protection et de sauvegarde des héritages nationaux ne cessera de s’amplifier tout au long du XXe, tout particulièrement après la Deuxième Guerre mondiale, jusqu’à l’émergence d’un patrimoine mondial, défendu par l’Unesco.

Du matériel à une dimension plus immatérielle

Une autre extension du sens du mot « patrimoine » tient à la nature même de ce qui est transmis. Car dans ce principe de cession par filiation, individuelle ou collective, le patrimoine établit une relation verticale intergénérationnelle, un cheminement dans le temps qui renvoie jusqu’aux origines des groupes sociaux. Il touche aux mythes fondateurs de toute entité sociale, cristallise l’affect collectif,
le religieux et le sacré. L’héritage, désignant à la fois le legs lui-même mais aussi le processus incluant la filiation et la transmission, devient un puissant repère identitaire.

Les travaux des sociologues de la famille, dont Bourdieu est un des chefs de file, font très tôt apparaître le poids déterminant de l’histoire familiale dans toute transmission patrimoniale. L’héritage y est défini au sens large du terme : matériel, certes, mais aussi affectif et symbolique, condensé des traditions familiales et des valeurs reçues, morales, idéologiques ou culturelles, ou encore capital social et relationnel. L’héritage matériel porte ainsi en lui une charge émotionnelle et idéologique. La valeur réelle d’un patrimoine serait donc plus à rechercher dans le sens du lien ainsi tissé entre les générations. Ce glissement d’une définition du patrimoine strictement matérialiste vers une notion plus immatérielle se retrouve aussi en matière de patrimoine culturel commun.

Désormais, tout ce qui évoque le passé (même récent) et aide à comprendre le présent mérite, à ce titre, d’être préservé. Et plus que le témoignage physique de la puissance d’un peuple ou d’une société, un monument historique convoque d’abord une culture, une histoire commune. Jean-Yves Andrieux parle de transfert de signification : « La notion de patrimoine renvoie désormais à des oeuvres de toutes natures, matérielles autant qu’immatérielles, de toutes les époques, renvoyant à des symboliques toujours renouvelées. » Et plus que l’objet en lui-même, c’est la richesse des connaissances et du savoir-faire artistique ou technologique auxquels il renvoie qui lui confère toute sa valeur.

Comme le souligne l’Unesco, le patrimoine culturel immatériel est « traditionnel, contemporain et vivant à la fois » et son importance ne réside pas tant dans la manifestation culturelle elle-même que dans ce qu’il transmet d’une génération à l’autre. « C’est cette transmission du savoir, qui a une valeur sociale et économique pertinente, pour les groupes minoritaires comme pour les groupes sociaux majoritaires à l’intérieur d’un État, pour les pays en développement comme pour les pays développés. »

Une notion universelle

En partant d’un concept (le patrimoine) de nature surtout économique (biens de famille ou biens communs) et juridique,on observe un glissement progressif vers une notion aux caractères affectifs et symboliques, religieux et sacrés, enracinée dans l’intemporel et le durable. Et dont la fonction devient alors politique. Pourtant, et c’est sans doute le plus remarquable, son caractère reste universel : car si sa définition reste à géométrie variable, s’appliquant à des biens matériels ou à des valeurs morales, renvoyant au monde de la finance ou de la culture, la notion de patrimoine reste pourtant compréhensible pour tous. Car au fond, plus que la nature de ce qu’il désigne, le patrimoine renvoie au phénomène dit de « patrimonialisation », un processus complexe associant de manière souvent combinée l’oubli et l’abandon, la destruction, la sélection, la revendication et la reconnaissance de tout ou partie d’un héritage. Un processus qui, lui, est commun à l’humanité entière.


Quand l’immatériel entre dans l’entreprise

Dans le monde post-industriel des économies occidentales, la valeur nette comptable d’une entreprise ne suffit plus à refléter sa valeur réelle. Son capital, son patrimoine, est lui aussi de plus en plus composé d’actifs immatériels : les collaborateurs, la structure (organisation, savoir-faire, marques commerciales, informations, connaissances, savoir-faire, image et réputation), les clients et la demande, les fournisseurs. Autant de constituants importants de l’entreprise dont le bilan ne parle pas. Pour l’expert Alan Fustec (2), la valeur réelle d’une entreprise se mesure en prenant en considération « toute la richesse cachée d’une entreprise, qui générera de la rentabilité future et que l’on ne lit pas dans les comptes ». La dimension immatérielle est, du reste, prise en compte dans la définition juridique actuelle d’un patrimoine, qu’il soit individuel, familial ou entrepreneurial : on y désigne, en effet, l’ensemble des biens sur lesquels celui-ci ou celle-ci peuvent faire valoir un titre de propriété ou un droit et qui peuvent être vendus (nom, réputation, marque, savoir-faire, portefeuille clients, etc.).


(1) Jean-Yves Andrieux, Patrimoine et histoire, Paris, Belin, 1997, p. 18. Cité par Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, p. 9.
(2) Alan Fustec, expert reconnu et enseignant à HEC, président fondateur de Goodwill- Management, cabinet spécialisé dans la mesure du capital immatériel.

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